Gouverner (par) La Pénurie. Une Socio-Histoire Des Subventions Alimentaires En Tunisie

Depuis 2022, la Tunisie fait face à des pénuries alimentaires et énergétiques croissantes, exacerbées par la hausse des prix internationaux de l'énergie et des céréales due à la guerre russo-ukrainienne. Dans ce contexte, le gouvernement tunisien est engagé dans des négociations avec le FMI, en vue d'obtenir un prêt conditionné à une levée progressive des subventions alimentaires et énergétiques. Le refus du président Kaïs Saïed de conclure un accord, par crainte des répercussions sociales liées à ces réformes, semble avoir aggravé les tensions.

Pourtant, cette analyse conjoncturelle de la crise actuelle masque le fait que la pénurie est un mode de gouvernement ancien en Tunisie. Si les récentes décisions visent à contrôler la balance des paiements, et à prioriser le remboursement des créanciers, elles s’inscrivent dans une histoire plus longue de gouvernement par la pénurie, qui permet de naviguer entre la satisfaction des exigences des institutions financières internationales et la légitimation de régimes successifs. Comprendre la crise actuelle nécessite ainsi de replacer ces pénuries dans une socio-histoire des subventions alimentaires tunisiennes, façonnée par des dynamiques de dépendance économique et de gestion des tensions sociales, depuis l’échec des coopératives socialisantes (1961-1969) jusqu’à aujourd’hui. Elle ne se comprend qu’en analysant l’agenda historique –à maintes reprises différé – des réformes néolibérales de la Caisse Générale de Compensation.

Si les pénuries agissent comme des variables d’ajustement entre les attentes des classes populaires et les injonctions économiques internationales, elles engendrent des conflictualités dans les filières subventionnées. Les mobilisations corporatistes diverses, portées notamment par les acteurs de la filière, traduisent des revendications qui mettent sous tension les différents circuits de subvention. Une enquête multi-située par entretiens sur les liens métaboliques de fonctionnement des filières, leurs chocs et ajustements successifs offre des pistes pour comprendre ce gouvernement du social depuis longtemps à bout de souffle.